On peut se demander pourquoi les apiculteurs se plaignent des pesticides et de leurs effets délétères sur les populations d’abeilles ? N’y-a-t-il pas des règlementations sérieuses sur l’usage des pesticides ? Les gens qui font les règlementations sont des gens dignes de foi, n’est-ce pas ?
Si vous me posiez la question, je ne manquerais pas de me lancer dans de longues explications. Et vous ne liriez probablement pas mon billet jusqu’au bout. Dans Le Monde, Stéphane Foucart traite le sujet en quelques lignes et avec beaucoup d’humour.
Abeille sur une fleur de prunier
Le tabac et les abeilles
Article paru dans l’édition du 13.10.13 du Journal Le Monde
Les vrais rouages de nos sociétés sont les milliers de documents techniques qui en règlent minutieusement le fonctionnement et que nous ne prenons généralement pas le temps d’explorer. S’y plonger est parfois édifiant. Penchons-nous sur celui qui répond au nom rébarbatif de « Système pour l’évaluation du risque des produits phytosanitaires pour l’environnement », publié en 1992 par l’Organisation européenne et méditerranéenne pour la protection des plantes (EPPO) et dont une dizaine de pages traitent des abeilles domestiques (Apis mellifera).
Régulièrement remis à jour depuis sa publication, ce « document-guide » établit, entre autres, la manière dont les agrochimistes doivent s’y prendre pour garantir l’innocuité de leurs pesticides pour ces petits insectes. La lecture de ce document offre une explication assez convaincante à ce qui est généralement présenté comme une énigme : le mystère tenace du déclin rapide des abeilles, un peu partout sur Terre.
Pour comprendre, il peut être utile de faire une petite expérience de pensée. Prenez un groupe d’hommes jeunes, en bonne santé. Assurez-vous qu’ils pèsent tous environ 70 kg. Puis enfermez-les pendant deux jours et contraignez-les à fumer suffisamment de cigarettes pour obtenir la mort de la moitié d’entre eux. Relevez la quantité de cigarettes inhalées pour parvenir à ce résultat : vous venez d’obtenir ce que les toxicologues nomment la « dose létale 50 » sur quarante-huit heures (ou DL50-48 heures). C’est la quantité d’un toxique qui, administrée sur une période de deux jours, a une chance sur deux de tuer un individu. En se fondant sur la seule toxicité de la nicotine, il est vraisemblable que la DL50-48 heures de la cigarette blonde soit de l’ordre de cent cinquante paquets par individu. Divisez ensuite cette quantité par dix. A ce stade, vous ignorez encore à quoi correspond le résultat obtenu (c’est-à-dire quinze paquets).
A rien ? Détrompez-vous : l’expérience et le calcul que vous venez de conduire vous apportent la « preuve scientifique » que la cigarette est un produit à « faible risque » pour les humains, pour peu que sa consommation demeure sous le seuil de quinze paquets quotidiens. A cinq paquets de blondes par jour, vous êtes donc très largement en deçà du seuil de risque.
Grotesque ? C’est très précisément de cette manière que sont évalués les risques présentés par les nouvelles générations d’insecticides (dits néonicotinoïdes) pour l’abeille. Si l’on estime qu’une butineuse est quotidiennement exposée à une dose d’insecticide de l’ordre d’un dixième de celle qui lui est fatale, alors le produit est jugé, de manière tout à fait arbitraire, à « faible risque »…
De nouvelles lignes directrices – fondées, elles, sur l’état réel du savoir scientifique – ont certes été proposées cet été par l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA). Début octobre, les Etats membres de l’Union et la Commission européenne devaient décider – ou non – de leur adoption. Las ! La décision a été ajournée et nous pouvons faire ici le pari qu’il faudra encore plusieurs mois avant leur adoption formelle. En attendant, les autorisations se font sur la foi des anciennes lignes directrices, dont nous mesurons l’absurdité.
Quant à savoir pourquoi un laxisme réglementaire aussi invraisemblable a perduré plus d’une quinzaine d’années, alors même que les apiculteurs donnaient l’alerte sur les dépeuplements massifs de leurs ruches… Ce sera probablement l’objet d’une prochaine chronique.
par Stéphane Foucart